La codification de la mémoire dans les œuvres de Joseph Chahfé

 

Montréal, avril 2012.

La codification de la mémoire dans les œuvres de Joseph Chahfé
Par Jorge Pantaleón

Comment concevoir un amalgame – en apparence inexécutable- entre, d’un côté les codes-barres, ces effigies inertes de l’hyper modernité inventées dans le but d’accorder l’identification (commerciale) aux objets, et de l’autre côté, des textures imprégnées de monochromies si vivantes ? Joseph Chahfé se propose de créer cet assemblage unique entre le monde des figurations profanes et quotidiennes -tels les chiffres identifiant les marchandises qui nous entourent- et celui de l’univers de la remémoration affective recréée par les gammes de couleurs denses en histoires observées et vécues. Cette démarche de l’artiste aboutit dans la mesure où cette coexistence devient elle-même la matrice génératrice des ouvrages présentés dans la cadence d’un regard séquentiel.
Un code constitue un système de signes dont la combinaison provoque une infinité de désignations d’objets matériels et incorporels. Les codes-barres composent dans ce sens un langage alphanumérique qui a pour but l’identification de chaque composante appartenant à l’univers des marchandises. Il convient de reconnaitre que les frontières entre les objets et les sujets sont de plus en plus délayées lorsqu’on constate l’onde expansive de cette codification, à travers laquelle on est capable d’englober un appareil informatique, un légume ou même l’identité personnelle, avec la codification des passeports. Cette apparence tentaculaire des codes sur les sujets et sur l’espace du vivant pourrait évoquer des réflexions pessimistes ou catastrophistes sur la nature humaine et son devenir. Nonobstant, les peintures de Joseph Chahfé nous soumettent à un exercice de réflexion plus ardu que la simple déclamation démagogique. Dans cette entreprise iconographique, la mémoire s’incarne en amples surfaces habitées par des reliefs chromatisés, en connotant les murs des paysages urbains, où les couches de matières hétéroclites, tel nos souvenirs, s’accommodent et se mêlent en conformant notre espace visuel/affectif. Ce sont ces morceaux de murs qui nous indiquent le mémorable ainsi que l’oubliable de nos vécus. Dans ce sens, la mémoire, tout comme les codes-barres, conforme une sorte de syntaxe avec ses propres procédures de (de) codification. Les ouvrages de Joseph Chahfé dressent un parallélisme fondamental entre les codes et la mémoire : toute action mnémotechnique entraine également une action graphique.
La dynamique de formation, conservation et mutation de nos souvenirs nous enseigne que ceux-ci sont identifiables et significatifs dans notre existence grâce à une sélection émotionnelle qui se passe au niveau intime et personnel. Dans ce travail inconscient, on bâtit un système communicationnel de nos vécus, ainsi que de nos désirs. Autrement dit, on sérialise nos morceaux de mémoire, organisés dans les chemins de l’affection, mais aussi de la souffrance. Les souvenirs, par conséquent, possèdent dans le modus operandi de Joseph Chahfé, une ressemblance inédite avec chaque arrangement de chiffres et de lignes verticales; les uns et les autres représentent les particules élémentaires d’un système de signification particulier. Mais les séries ou les systèmes n’expliquent par eux-mêmes le sens et l’identité singuliers des objets ou de nos souvenirs. En effet, les codes-barres ainsi que les événements de la vie existent dans la mesure qu’ils sont interprétés. Moins dans le jeu de la découverte d’un éventuel message énigmatique (ou « codé», dans une acception restreinte) accessible seulement à l’œil instruit, les toiles de Joseph Chahfé rendent visible leur propre grammaire, mais ceci sans aucune motivation hermétique. La notion d’interprétation veut ici plutôt signifier la possibilité de repérer nos souvenirs, devenus la plupart du temps –sans qu’on n’en soit conscient- des artefacts manipulables. Dans cette impulsion d’esthétisation de la mémoire à partir de la codification de ces fragments, Joseph Chahfé nous incite à observer (auto) réflexivement, dans un jeu de miroirs, la traçabilité de notre propre identité.

Dr. Jorge Pantaleón
Professeur Agrégé/ Associate Professor
Département d’Anthropologie 
Université de Montréal