Fond et double fond


Beirut, L’Orient Le Jour, 22/05/2002

Fond et double fond (extract)
by Joseph Tarrab

« Il y a des peintres émigrés. Y a-t-il une peinture émigrée, je vais dire une peinture propre au peintre émigré, une approche spécifique, différente de ce qu’elle serait si le peintre n’avait pas déserté nos incléments rivages pour des parages moins infortunés ?

À voir, coup sur coup, les expositions de Bassan Geitani et de Joseph Chahfé à la galerie Janine Rubeiz qui semble se spécialiser dans les peintres absents, je veux dire résidant à l’étranger, on est tenté de le penser.

La jachère et le labour

Chez les deux talentueux artistes, l’un établi au Canada, l’autre en France, on décèle des intermittences, des ruptures, des déchirures, des déplacements, des arrachements, des plis, déplis, replis, des empreintes, des traces, des vestiges qui disent, mieux que n’importe quelle profession de foi, la dichotomie existentielle, la dualité affective, le dédoublement intellectuel, la bifurcation de l’âme, la polarité identitaire tendu entre culture, le pays d’origine et le pays, la culture d’accueil.

Crise d’ambivalence, malaise, équivoque : on n’est plus tout à fait libanais dans la mentalité, les réactions, les habitudes, les évidences quotidiennes, on le constate, non sans surprise, en rentrant au pays ; on n’est pas tout à fait canadien, français, américain, hollandais, on l’éprouve tous les jours à mille indices dans son propre comportement et dans celui des autres. Un pied dans la jachère, ici, un pied dans le labour, ailleurs. L’intérêt du travail de ces deux peintres est de traduire, par une démarche matérielle, physique, abstraite, cette duplication des strates de la conscience ordinaire.

Synthèse impossible

Joseph Chahfé colle sur ses toiles à fonds monochromes et grands graphismes noirs de larges bandes de gaze qu’il décolle ensuite par arrachements successifs. Résultat : deux couches, l’une cachant et révélant l’autre à la fois, aléatoirement, au bonheur des décollages, l’une et l’autre désormais incomplètes, fragmentaires, lacunaires. Plus de plénitude, ni ici ni là. Pourtant elles s’épousent si intimement qu’elles peuvent sembler à distance une seule couche accidentée, tel un vieux mur qui a subi vicissitudes et intempéries. L’unité est là sans y être tout en y étant : c’est toute la difficulté de l’intégration, de la synthèse encore impossible de deux personnalités partiellement incompatibles »….