Beirut, L’Orient Le Jour, 1997
Le dépôt des jours (extract)
Par Joseph Tarrab
…« Ouvertures
Me voici loin de Joseph Chahfé, 38 ans, peintre et scénographe libano-canadien qui travaille entre le Québec, la Colombie et la France. Il donne à voir 9 grandes toiles et une installation vidéo.
Ses mixed-media sont d’une excellente facture, à partir d’une technique très sûre, bien que leur allure rappelle le travail de maints artistes libanais et arabes qui s’intéressent depuis longtemps aux potentialités expressives des vieux murs et des graffitis.
Il commence par enduire ses toiles d’un produit polyuréthane sur lequel il ajoute une couche de gel acrylique, avec des carrés et des rectangles de jute et de gaze, qu’il creuse de profonds sillons verticaux et horizontaux pour obtenir une armature géométrique à laquelle certains peintres constructivistes ou minimalistes pourraient s’arrêter. Pour lui, ce sont des sortes de portes et de fenêtres, des ouvertures vers l’ailleurs, le dehors ou le dedans. Puis il colle sur le tout une autre toile que bientôt il décolle : en se détachant, celle-ci arrache des morceaux de l’enduit tout en laissant sur ses vestiges l’empreinte de son tissage plus ou moins serré.
Le résultat est une surface décrépie, fortement texturée, accidenté, rugueuse, lépreuse, révélant une couche sous-jacente noire qui projette en avant les couleurs acryliques d’une retenue et d’une sobriété remarquable, assourdies mais riches en vibrations.
Une surface qui, tout en étant contrôlée par le schématisme conscient de la structure, laisse sa part au hasard, à l’aléatoire. Il y a ainsi deux toiles, l’une présente physiquement, l’autre absente mais visible en quelque sorte par ses effets de tramage et de décapage, qui sent le positif et le négatif l’une de l’autre.
Murs-mémoires
Le travail en deux temps de Chahfé combine ainsi une approche très « civilisée », très contrôlée et très consciente et une approche « sauvage », incontrôlée qui livre en quelque sorte la texture matièriste de la toile aux propriétés des gels, des colles, des canevas et des gazes.
Parfois, la couche d’enduit est épaisse et les arrachements se font en profondeur, laissant des dépressions importantes. Parfois elle est mince, avec des effets superficiels plus fins, plus subtils. Bien entendu, les variantes du procédé sont nombreuses et il arrive qu’il y ait des grattages et des frottements. L’objectif étant toujours de détruire ce que la peinture peut avoir de lisse, une destruction qui permet de transformer les « portes » et « fenêtres » en « murs » sur lesquels peuvent se déchiffrer, pour ainsi dire, les vicissitudes et les rémanences des jours, du temps, des murs-mémoires qui, tout en ne se remémorant, en réalité, que leur processus de production, la toile-sodur et négativement symétrique, semblent se souvenir des intempéries, des traces et des dépôts d’une longue histoire.
On peut rester longtemps à contempler ces œuvres qui, paradoxalement, malgré la violence qui leur a été faite, et sans doute à cause de leur harmonie chromatique très maîtrisée, sont d’une grande sérénité »
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